Yasmina Khadra ou la langue fildefériste

A n’en pas douter, Yasmina Khadra est un auteur universel. Sorti du cadre algérien de ses premiers romans, il pose désormais ses histoires de par le monde. En témoignent son dernier ouvrage Dieu n’habite pas La Havane qui a pour décor la capitale cubaine, ou l’Attentat, situé en Israël, ou encore Les Hirondelles de Kaboul… Mais, selon moi, il n’est jamais aussi exceptionnel que lorsqu’il écrit sur l’Algérie. Je viens de refermer Qu’attendent les singes, un roman de 2014, et j’en suis de plus en plus convaincue.

Son écriture – loin des flamboyances poétiques d’un Kateb Yacine, des complexités alambiquées d’un Boudjedra ou de l’apparente naïveté de Dib – redevient, quand il s’agit de dire l’Algérie, un acteur à part entière de l’intrigue et de l’espace où elle s’ancre. Khadra n’a pas oublié le vers de Boileau, que lui répétaient sans doute avec insistance ses instits français, cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, polissez-le sans cesse et le repolissez… Sa langue, qu’il polit sans cesse, est un mélange de candeur et de sophistication, de mots dont l’équilibre précaire fait craindre la rupture du fil sur lequel ils se promènent à d’improbables endroits, de phrasé métissé par deux langues qui, comme deux galets entrechoqués par le courant, se polissent sans cesse. Et cela donne une écriture poudrière, pleine à exploser de mots étonnants, oubliés, régionaux, de phrases qui partent parfois en vrille comme si la réalité était trop lourde à porter mais qui se redressent sur un saut aussi périlleux que le récit.

Et puis, Khadra aime les textes d’engagement. Ainsi Qu’attendent les singes pourrait passer pour un roman policier urbain classique, puisque le texte s’ouvre par la découverte du cadavre mutilé d’une jeune fille, dans une forêt proche d’Alger, et qu’une femme, la commissaire Nora Bilal, chargée de l’enquête, est confrontée aux éléments classiques, ADN ou fibres, qui la conduisent jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir. Mais, comme souvent avec Khadra, les métaphores ne sont pas loin et ce n’est pas pour rien que la jeune morte s’appelle Nedjma, prénom dont on sait bien, depuis le roman homonyme de Kateb Yacine, qu’il symbolise l’Algérie. Car c’est de l’Algérie qu’il s’agit, assassinée par ses vieux caciques épuisés mais jamais rassasiés des pouvoirs sans limite que la Révolution, un jour, autrefois, souvent par mégarde, leur a conférés. Et qui mordent encore goulument – jusqu’à tuer, tels des vampires – dans cette jeunesse qu’ils aveuglent de leurs mirages.

Au bout du compte, l’émotion vraie affleure toujours, tôt ou tard, quand Yasmina Khadra écrit sur son pays. Et la fange dans laquelle s’étouffe la ville blanche ne parvient pas à noyer définitivement l’espoir d’un peuple « magnifique », comme il le définit, qui,  à l’image de Zine, le flic sans importance ni prétention, réduit à l’impuissance, garde en lui toute la rage secrète qui, tôt ou tard, l’aidera à redresser la tête.

Bref, si Qu’attendent les singes – et non, je ne vous livrerai pas la clé, superbe, de ce titre – est un polar urbain très noir, il est en même temps une lecture de l’Algérie d’aujourd’hui. Et si Dieu n’habite pas La Havane, il semble bien aussi avoir déserté Alger.

 

Texte soumis à la loi sur la reproduction. Autorisation à demander à amelie.haut@gmail.com

 

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