Universalité du rhinocéros

Il y a un peu plus d’un an, j’ai eu le plaisir de déjeuner en compagnie du dramaturge et comédien Pedro Romero et de Bart Vonck, poète mais aussi traducteur, à l’issue d’une rencontre que je venais d’animer sur la traduction de la poésie. Les attentats de Bruxelles n’avaient pas encore eu lieu mais nous avions ceux de Paris et de Charlie en mémoire et nous discutions de ces grands textes – poétiques ou non – qui dénoncent les totalitarismes et les fanatismes, les embrigadements et les mouvements de masse. Il m’est venu alors à l’esprit que Rhinocéros, la pièce d’Eugène Ionesco, dont j’avais souvent parlé à mes étudiants, n’avait plus été jouée chez nous depuis longtemps alors qu’elle illustrait parfaitement le propos. J’ai fait part de cette réflexion à mes compagnons. Bart a avancé l’idée que le texte était peut-être daté et nous en sommes restés à ce constat.

Au même moment, Christine Delmotte préparait la mise en scène de la pièce qui serait montée quelques mois plus tard au Théâtre des Martyrs!

Je n’ai pas eu l’occasion de la voir à ce moment-là mais j’ai réparé cela hier soir au Théâtre Jean Vilar de Louvain la Neuve où la pièce se reprenait – à guichets fermés – pour trois soirs et deux matinées scolaires ! Cerise sur le gâteau, l’exceptionnel Pietro Pizzuti, en charge du rôle principal (le personnage de Béranger), a offert à un petit nombre de privilégiés une mise en bouche d’avant spectacle en nous livrant quelques une des clés de la mise en scène épurée de Delmotte. Ne nous attardons pas sur l’argument de la pièce – Béranger assiste impuissant à la métamorphose en rhinocéros de tous ceux qui l’entourent – ni sur le sens qu’Ionesco disait y avoir mis – une métaphore du nazisme autant que du système totalitaire qui s’installait à l’époque (1959, date de création) en Roumanie – car de multiples ouvrages ont été consacrés à l’exégèse de la pièce. Bien des écrits ont analysé sa dénonciation des systèmes qui détruisent la personne au profit de la masse, sa dichotomie nature/culture, la loi morale face à la loi de la jungle ou encore le grégarisme rassurant car le troupeau est plus efficace au moment d’écraser l’individu, affaibli par sa solitude. Il est plus inquiétant de constater que, contrairement aux craintes de Bart Vonck, le texte n’est en rien daté et a pris réellement valeur universelle : la violence animale proposée par les rhinocéros nous rappelle bien des fanatismes d’aujourd’hui autour du monde…, souligne Christine Delmotte.

Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! , s’exclame Béranger dans les derniers instants de la pièce avant le sursaut final de la résistance, Je ne capitule pas !.

La scénographie minimaliste de Delmotte choisit de poser les acteurs sur un plateau nu et blanc, où quatre projecteurs mobiles délimitent les espaces, de la place du village à la chambre confinée de Béranger. C’est probablement cette nudité qui rend plus impressionnante encore la rhinocérite exprimée par un recours au gum-boot, danse traditionnelle des mineurs d’Afrique du Sud, ou au body-claping, ainsi qu’à l’argile verte qui recouvre les corps comme une carapace. L’avancée des rhinocéros, dans une semi pénombre, où ne résonnent que les claques assénées sur les corps et les pieds qui frappent le sol, est époustouflante et coupe le souffle. Un usage intéressant de la vidéo, un travail des lumières particulièrement raffiné, des scènes où la langue devient comme une musique sur laquelle dansent des acteurs parfaits dans leur lente transformation, et le jeu de Pizzuti – qui propose un Béranger à la fois incrédule et désorbité -, tout cela prouve que Delmotte a compris la leçon et se saisit de l’originalité comme d’un étendard de résistance.

 

La pièce sera reprise au cours de la saison prochaine au Théâtre des Martyrs à Bruxelles. A ne pas rater, donc.

 

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