Si votre cœur défaille devant la représentation d’un oiseau mort, une tranche de saumon avarié, un lapin à l’œil vitreux sur le point d’être dépiauté, ou une poule aux pattes entravées pour mieux l’égorger, alors, passez votre chemin, l’exposition Spanish Still Life n’est pas pour vous.
Si vous considérez la nature morte comme un genre mineur, pour ne pas dire inférieur, purement décoratif et destiné à quelques bons faiseurs juste capables de reproduire sans ambition intellectuelle, allez plutôt voir les toiles de Fernand Léger.
Si, au contraire, vous pensez que la nature morte est un genre complexe qui relate une société, préfigure certains changements artistiques ou porte des innovations et des évolutions, il faut que vous consacriez un long moment à Spanish Still Life car les toiles présentées à Bozar sont vraiment exceptionnelles et – étonnamment – pas toutes signées des grands maîtres comme pourrait le laisser croire le sous-titre « Vélazquez, Goya, Picasso ».
J’ai parlé naguère, sur ce blog, du concept général de nature morte. L’exposition, visible à Bozar jusqu’au 27 mai, se centre sur la nature morte espagnole qui a vu le jour à Tolède au cours du XVIème siècle et dont le premier exemple, dû à Juan Sánchez Cotán, a servi pour la très belle affiche. Les deux natures mortes de Cotán exposées au début de la visite sont d’une provocante modernité par la sobriété (quelques fruits ou légumes souvent suspendus dans le vide), le dépouillement d’un champ défini par un angle de pierre ou de bois à la manière des « caisses » modernes, le fond presque uniformément noir et la composition déstructurée. On peut comprendre que les élites de l’époque lui aient conféré aussitôt une charge intellectuelle liée à son apparente ascèse.

Cette sobriété naturaliste des bodegones perdurera près d’un siècle avant de se laisser emporter par la profusion
baroque, où les garde-manger, les tables de banquet, les animaux à dépecer, les vases luxuriants et la surabondance de toutes sortes constituent les thèmes privilégiés. On retrouve d’ailleurs cette incroyable profusion

dans les vanités du Siècle d’or espagnol.

Au XVIIIème, en Andalousie, apparaissent des trompe l’œil (trampanojos) s’ins
pirant des Hollandais comme Collier ou Gijbrechts.
Enfin, au XIXème, Goya insuffle à ses quelques natures-mortes, peintes pour un usage purement domestique, une dynamique et une violence tragique assez éloignées de la précision photographique des siècles précédents. C’est le début d’un regard moderne porté sur la nature morte qui verra ses formes revisitées chez Picasso, Juan Gris, Miró et plus tard par les surréalistes comme Dalí ou Palencia

Toute linéaire et chronologique qu’elle est, cette exposition montre avec beaucoup de finesse (et une belle lumière) les échos que la nature morte espagnole se renvoie, d’époque en époque, et se termine sur un joli clin d’œil grâce à une toile du groupe valencien Equipo Crónica, montrant que la boucle se boucle. Tôt ou tard.
Commissaire: Angel Aterido
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Photos © Amélie Haut